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À la recherche des fondements métaphysiques de la politique
par origenius 2011-10-08 15:16:41
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Les problèmes qu'affrontent les philosophes, voire les métaphysiciens, sont souvent les mêmes que ceux qui se posent à tout être pensant, mais eux s'efforcent d'aller jusqu'au fond des choses, jusqu'au sol (Grund) en-deçà duquel aucune interrogation n'est possible. La voie la plus directe pour s'approcher de ce principe est de commencer par le commencement grec au IVe siècle av. J.-C. L'homme politique est alors considéré comme tôn epistemôn tis "un de ceux qui possèdent une science". Platon et Aristote systématisent son savoir en s'interrogeant sur le meilleur régime, ou constitution (politeia) possible.(*)

(*) Selon Deleuze, philosopher c'est élaborer des concepts nouveaux. Léo Strauss observe cependant que les philosophes politiques de l'antiquité utilisent à peine "un seul terme qui ne soit d'un usage familier sur la place publique."
Cf. Qu'est-ce que la philosophie politique ? P.U.F. 1992, p. 33.

Pour le Stagirite, cet ordre juste permet de réaliser la vie bonne, d'autres diraient la moins mauvaise. Dans le mot politeia, en effet, il y a, selon Léo Strauss, la pensée suivante : " la vie sociale est orientée vers un but"(*) qui ne peut être que le bien.

(*) Cf. Leo Strauss, ibid., p. 38.

La vertu, apanage du petit nombre, est la propension à poursuivre cet objectif. C'est pour cette raison que les classiques rejetaient la démocratie, le gouvernement par le grand nombre. La liberté comme libre arbitre (idéal de la démocratie) n'a pas de valeur en elle-même. Seul est authentiquement libre celui qui est apte à chercher la vérité (*).

(*) Un savant qui ne serait reconnu qu'à la condition de ne dire que
des absurdités serait-il libre ? Or c'est, mutatis mutandis,la situation des artistes à notre époque. Ils jouissent en apparence d'une liberté illimitée mais sont privés, précisément pour cette raison, de la seule liberté qui vaille, celle de rechercher le beau.

Cette quête ne saurait être favorisée que par un régime qui vise le
bien et c'est dans ce cadre que l'homme bon et le bon citoyen (qui sert bien son pays) se confondent. Par exemple, sous un régime
totalitaire, un homme bon ne saurait être un bon citoyen et vice-versa. La vertu, qui suppose la connaissance vraie du bien, est
cultivée par l'éducation, elle-même conditionnée par le loisir (schole) chez les parents comme chez les enfants et les jeunes.

Tout cela est inséparable d'une certaine aisance qui ne saurait être
donnée à tous à cause de la rareté à laquelle sont soumis les hommes et même les êtres vivants en général.Selon Strauss, les classiques avaient envisagé la possibilité d'une économie d'abondance grâce à un développement technique illimité mais ils n'en voulaient pas car un tel développement échapperait à tout contrôle moral et politique.

Une parenthèse ici pour y exposer mes objections :

1° La technique, pour notre malheur, n'a jamais été subordonnée à des interdits moraux ou politiques.

2° Ses progrès rapides sous le capitalisme industriel n'ont pas réduit les inégalités, ni même permis de satisfaire les besoins élémentaires des plus défavorisés si bien que les pauvres et même les misérables, sont restés nombreux. De plus, l'accroissement de la production se heurte au caractère fini de notre planète et aboutit à la destruction de sa biosphère.

3° Tous les hommes ne sont pas également capables de tirer profit d'une bonne éducation qui n'est donc pas une condition suffisante de la vertu. Elle n'en est pas non plus la condition nécessaire. Des exemples historiques célèbres confirment ces deux thèses. Le riche aristocrate Alcibiade, éduqué par Périclès devint un homme politique et un stratège habile mais s'avéra cynique et moralement dépravé, ne respectant aucune loi humaine ou divine. Son échec final n'avait pas d'autres causes et entraîna la ruine de sa patrie.

En sens contraire on peut citer Aristide qui dirigea un temps Athènes en faisant preuve d'un désintéressement absolu. On le surnommait "le juste". Il avait à peine de quoi vivre quoiqu'issu d'une bonne famille. Enfin est-il nécessaire de mentionner le cas de Socrate, philosophe sage et vertueux né de parents pauvres et pauvre lui-même au point de marcher pieds nus la plupart du temps ?

Léo Strauss avait sans doute raison de considérer qu'une réflexion philosophique rigoureuse sur la politique exigeait un retour aux classiques grecs : Platon, Aristote et même Xénophon. Cependant la différence des temps doit aussi être prise en considération. Le préjugé social contre les pauvres et les banausoi chez les philosophes anciens faussait leur jugement comme on vient de le voir. Il est donc nécessaire de partir des conditions actuelles. Non, certes, pour résoudre le problème mais pour se demander seulement à quelles conditions il peut être posé.

Je commencerai en clarifiant quelques notions.

Le politique est l'instance qui conduit les affaires communes d'une collectivité au moyen de l'appareil d'État quand celui-ci est séparé de la société civile. Il ne l'était pas dans la démocratie directe athénienne. Parler d'affaires communes suppose que les membres du groupe ont des intérêts communs qui fournissent l'aune à laquelle on mesure l'œuvre du gouvernement. L'intérêt commun (ou général) est présupposé dans tout jugement positif ou négatif porté sur les décisions prises et ceux qui en sont responsables, entendu que le bien de tous est la fin de l'homme d'État.

"Aucun chef, dit Platon dans La République, ne propose et n'ordonne ce qui est utile à lui-même, mais ce qui est utile à celui qu'il commande". Quel que soit le régime, et serait-il très autoritaire, gouverner des hommes, c'est les servir. Tant qu'il n'y a pas d'État universel, le gouvernement a des devoirs uniquement à l'égard de ses citoyens sauf en ce qui concerne la préservation des grands équilibres de la planète. Ceux-ci présentent un intérêt vital pour l'humanité entière. J'y reviendrai.

Les membres de la communauté ont aussi des intérêts divergents. Quand ces oppositions l'emportent, il y a danger de guerre civile (stasis). Comme c'est un grand mal, le devoir du gouvernant et du citoyen est de faire prévaloir le bien commun dont la paix civile est une partie essentielle. On est en droit de s'excepter de cette règle seulement quand le maintien de l'état des choses implique un mal encore plus grand. Exercer le pouvoir, ou s'en emparer, c'est occuper les points culminants de l'appareil d'État.

La politique est l'art de diriger la polis. En une de ses acceptions, ce mot désigne non seulement la Cité-État, principalement grecque, de l'antiquité mais tout sujet collectif indépendant. La question qui se pose alors est : diriger à quelle fin ?

Pour Aristote, c'était la "vie bonne" incluant la préservation du cadre social qui la rend possible. Un État et donc aussi une nation ou tout autre communauté caractérisée par une langue, une culture, une religion, une civilisation, un mode de vie, doivent pouvoir se défendre pour survivre. Or pour être sûr de pouvoir se défendre, il faut être puissant. En un autre sens, la politique vise à prendre le pouvoir, le conserver, ou en infléchir l'exercice. Pour cela, il est nécessaire de mobiliser des forces sociales en apparaissant comme le représentant le plus capable de leurs intérêts. Les partis sont des appareils idéologiques infra-étatiques qui remplissent deux fonctions dans le régime parlementaire :

- Ils contribuent à la stabilité du système oligarchique en participant à la cooptation du personnel habilité à briguer des sièges dans les assemblées soi-disant représentatives et des postes de responsabilité dans les instances du pouvoir.

- Lorsque les circonstances s'y prêtent, ils rassemblent des foules pour exercer des pressions et apporter ainsi un correctif au nombrilisme des dirigeants ou un exutoire aux passions populaires.

La "démocratie", ou plutôt l'oligarchie parlementaire pour l'appeler de son vrai nom, fait l'objet aujourd'hui de critiques diffuses venant aussi bien de la gauche que de la droite. Le pouvoir y est "sans garantie transcendante" pour citer Claude Lefort et sa légitimité fait constamment débat. Son discrédit s'accentuera avec la prise de conscience de ce que la démocratie directe est désormais techniquement possible grâce à Internet. Si ce régime venait à s'écrouler, il ne laisserait pas beaucoup de regrets. Ce qui compte en effet pour les gens, ce sont les actes, non les procédures.

Aujourd'hui, l'égalité communiste semble à beaucoup être le moyen le plus simple pour réaliser l'idéal démocratique. On doit néanmoins y renoncer parce qu'elle est utopique. Elle suppose l'absence de contradictions et de conflits alors que ceux-ci sont consubstantiels à la vie. Il est vrai que Mao Tsé-toung distingue les contradictions non-antagoniques (ou "au sein du peuple") des contradictions antagoniques ("entre nous et nos ennemis") équivalentes à un jeu à somme nulle.

Cela signifie en fait que dans toute contradiction il y a deux composantes (ou "aspects") : l'antagonisme (opposition d'intérêts) et la solidarité (convergence d'intérêts). Selon les cas, c'est l'une ou l'autre qui est dominante ou subordonnée. Notons que, selon Mao, même des contradictions au sein du peuple peuvent devenir antagoniques quand elles ne sont pas traitées comme il convient. Supposons un désaccord portant sur la distinction entre le faux et le vrai. En principe, cette opposition est non-antagonique puisqu'il est avantageux aux uns et aux autres de se rallier au vrai.

Pourtant chacun sait que les intérêts en jeu (les susceptibilités des égos), pour être subjectifs, n'en sont pas moins des intérêts et font parfois dégénérer un tel différend. Et si les divergences portent sur les moyens, le glissement vers l'antagonisme sera encore plus facile car l'erreur sur leur choix compromettrait la poursuite de la fin concernée. L'égalité n'est donc pas possible mais elle n'est pas non plus nécessaire. Il suffit que d'une part chacun reçoive selon son travail et ses mérites et d'autre part que le sort des moins bien lotis soit meilleur sous un tel ordre que sous tout autre. Les concepts et notions que j'ai passés en revue et d'autres encore désignent des réalités objectives face auxquelles l'individu est appelé à se déterminer en fonction d'intérêts et de valeurs qui sont ceux d'un groupe légitime.

Il va de soi que "légitime" ne signifie pas légal. Il peut être légitime d'agir illégalement, par exemple contre un pouvoir tyrannique. A l'exception des mafieux, tous les groupes sont peu ou prou légitimes, y compris ceux qui sont accusés par leurs ennemis d'être criminels et terroristes. A plus forte raison est légitime la nation. Jean-Claude Milner a lancé l'interrogation rhétorique : "Peuples, races, nations, classes, sont-ils fondés d'autre chose que de leur nom même ?"(*), sous-entendant que la réponse est non puisque en bonne théorie lacanienne tout lien est imaginaire et que tout ce qui est imaginaire relève du semblant. En fait, la réponse est oui (en partie) mais ce n'est pas ici le lieu de le démontrer.

(*) Cf. Jean-Claude Milner, Les noms indistincts, Seuil, 1983, p.109.

Le souci de tout groupe de persévérer dans l'être contient le risque du conflit avec d'autres groupes qui ont la même préoccupation et cherchent à se renforcer pour mieux garantir leur sécurité. Les premières questions que se pose l'homme d'État concernent la désignation de l'ennemi principal. Il doit chercher ses alliés parmi ceux qui ont le même ennemi principal même si ce sont des ennemis (secondaires). Les réponses aux questions : qui est l'ennemi, qui est un ami ont un caractère objectif. Elles ne dépendent pas des sympathies et des antipathies et laissent de côté les vieilles rancunes et les souvenirs d'anciennes fraternités d'armes.

Autrefois, on s'inquiétait surtout des rapports de forces et de l'équilibre des puissances. Les guerres étaient souvent provoquées par les modifications dans ces paramètres. Aujourd'hui, d'autres enjeux entrent en ligne de compte dont certains, tels les inimitiés entre groupes nationaux et/ou religieux, ont une vieille histoire (qu'on pense aux conflits sanglants qui ont opposé en Irak les sunnites aux chiites ou les Arabes (sunnites) aux Kurdes).

D'autres sont entièrement nouveaux comme ceux qui tiennent à la répartition des ressources limitées de la terre. Je ne me réfère pas aux hydrocarbures ou aux richesses minières car chaque peuple a les siennes et cela n'est pas contesté. Je fais surtout allusion à certains pays qui polluent l'atmosphère et l'océan mondial plus que les autres privant ces derniers d'un environnement vital. En tant que free riders ils pourraient devenir l'ennemi principal pour les pays moins resquilleurs. Puisque ces menaces se dessinent à l'échelle du globe, il nous faut les penser sous l'angle d'une axiologie universaliste. La seule qui s'offre à nous est religieuse et plus précisément chrétienne. C'est elle qui peut répondre à la question des fondements et des fins ultimes J'en apporterai la démonstration à ceux qui auront la patience de me suivre.

Ce problème doit être posé dans le cadre de la complémentarité entre les deux sources de notre civilisation : la Grèce et le christianisme. La première nous a légué la philosophie, autre nom de la métaphysique selon Heidegger, dont il y a lieu de se demander si elle est, de par sa rationalité, compatible avec la révélation.
Et si oui, comme je le pense, comment doit-on concevoir leur articulation ? La réponse à cette première question je la puiserai paradoxalement chez Alain Badiou. La philosophie, nous dit-il, est sous condition de la politique, de la science, de l'art et de l'amour au sens où son devenir est déterminé par les vérités nouvelles produites dans ces quatre domaines.

Sa tâche est de rendre ces vérités possibles ensemble et cohérentes, (compossibles selon le terme de Leibniz), étant entendu que, par vérités, il faut comprendre non pas des propositions adéquates à ce sur quoi elles portent ("adequatio intellectu ad rem") mais des valeurs universelles. C'est pourquoi ces "vérités"surgissent dans une situation à la faveur d'un événement et ne sont pas découvertes. Elles sont nouvelles et non préexistantes.

Or à cette liste, il faut ajouter la religion qui, elle aussi, engendre (révèle) des vérités spécifiques (sui generis). Elles éclairent l'entendement et suscitent l'émotion de milliards d'être humains tout comme les vérités admises par Badiou si bien que les philosophes, y compris les plus récents, se sentent tenus d'en parler longuement.

On pourrait objecter que les philosophes athées ne voient pas dans la religion un champ générateur de vérités. Or pour Badiou ce ne peut être un argument car pour lui la vérité se déclare et ne se démontre pas. De ce fait en politique, mais aussi en art, en amour ou même en sciences, il peut y avoir des mécréants ou sceptiques qui rejetteront sans hésitation ce que Badiou tient pour des vérités telles que l'égalitarisme ou le cosmopolitisme.

La répugnance de Badiou à inclure cette cinquième condition tient sans doute au fait qu'elle ne peut être mise sur le même plan que les autres. Elle est en surplomb tant par rapport à elles que par rapport à la philosophie. Nous verrons plus loin pourquoi et comment la raison spéculative et la révélation sont susceptibles de fournir ensemble le fondement dont la science politique (la métapolitique) a besoin. (*)

(*) Les premiers linéaments de cette problématique sont exposés au chapitre VIII de mon livre : De quoi Badiou est-il le nom ? Pour en finir avec le (XXe) Siècle, L'Harmattan, 2009.

Il est pourtant impossible à première vue de construire une philosophie politique sur la Bible car il ne s'y trouve aucun mot équivalent à "régime" ou politeia. Cela explique sans doute le rejet par le talmudiste Benny Lévy de ce qu'il appelait le "tout politique" caractéristique d'un certain marxisme soixante-huitard dont Jean-Claude Milner a aussi fait la critique mais d'un point de vue lacanien dans Les noms indistincts. Si l'on rejette ce point de vue unilatéral et qu'on accorde à la politique sa juste place, la philosophie politique apparaîtra comme illustrant la nécessaire fusion et la dépendance réciproque de la raison naturelle et de la révélation, d'Athènes et de Jérusalem.

Le mot "régime", ai-je dit, est introuvable dans les Écritures, mais une notion assez proche est utilisée par Flavius Josèphe pour caractériser le pouvoir instauré par Moïse. Dans les Antiquités judaïques de cet historien on lit ceci : "notre législateur [...] a fait [apedeixe] de notre type d'État [politeuma] une théocratie".

Jésus-Christ, en revanche, "prophète désarmé" selon le mot de Machiavel, a prononcé deux paroles qui le situent à l'opposé d'un tel gouvernement : "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu" et "Mon royaume n'est pas de ce monde". De plus, il enseigna une non-violence radicale. Prise à la lettre, celle-ci est incompatible avec l'existence d'un groupe social indépendant car nous portons la violence comme une potentialité de notre nature. (*)

(*) Les sociétés primitives sans État se font la guerre.

Le seul moyen d'assouplir cette doctrine est de distinguer la morale qui s'applique aux rapports d'individu à individu, des principes qui valent pour l'État dont le pouvoir est, en dernière instance, au bout du fusil. Cette distinction est illustrée dans ce propos de Napoléon (athée radical mais secret) : "Le cœur d'un homme d'État doit être dans sa tête" et dans celui d'un roi très pieux, Louis XIII,répondant à ceux qui lui demandaient la grâce de Cinq-Mars : "Je ne serais pas roi si j'avais les sentiments des particuliers". Le problème s'est posé quand l'empire romain est devenu chrétien. Saint Augustin fut le premier à s'interroger sur la guerre juste et ses réflexions furent approfondies et systématisées par Saint Thomas.

Ces philosophes sur lesquels s'appuie la doctrine de l'Église catholique en la matière ont remarqué que Jésus-Christ n'interdit pas la guerre puisqu'il dit aux soldats : "n'usez de violence ou de fraude envers personne ; contentez-vous de votre solde".

C'est ainsi qu'est né la notion de miles christianus. Saint Bernard a prononcé des sermons pour encourager les chevaliers du Christ en partance pour la Terre sainte. On pourrait aussi invoquer le grand nombre de saints qui étaient militaires de carrière. Ce qui a longtemps fait obstacle à l'alliance entre philosophes et théologiens, c'est le rejet absolu par les penseurs libéraux de la tradition et de l'autorité. Cette posture est intenable car l'une et l'autre ont leur place dans un système de pensée rationnel. Pas plus qu'une place d'ailleurs car la référence à la tradition et le recours au principe d'autorité peuvent être abusifs. Il est par ailleurs faux que la religion fasse peser une menace sur la paix civile.

Même à l'époque des guerres de religion, il y a trois siècles et demi, les enjeux étalent politiques plutôt que religieux (*). Les libéraux hostiles à la religion scient la branche sur laquelle ils sont assis car les mêmes vertus qui resserrent le lien social et assurent la prospérité de la cité des hommes, aident à bâtir la cité de Dieu et inversement. Très tôt, les capitalistes ont cru qu'ils n'avaient pas besoin du soutien de la religion puisque le marché marche tout seul. Quand ils s'apercevront que "la main invisible" ne garantit pas toujours les "harmonies économiques" chères à Bastiat et encore moins les harmonies politiques également nécessaires, il sera peut-être trop tard.

(*) Lire sur ce point de William Cavanaugh, Le Mythe de la violence religieuse, Éditions de l'Homme Nouveau, 2009.

Pour le moment, les capitalistes sont surtout soucieux de mettre de l'huile dans les rouages de 1'économie mondiale et d'empêcher qu'ils ne soient grippés par les différences religieuses. Mais les différences de langue et de civilisation sont tout autant génératrices de conflits et non moins irréductibles. En revanche, le message de l'Évangile est universaliste et promet le salut à tous les hommes. Il propose, il est vrai, une croyance se rattachant à une civilisation particulière mais il peut accentuer et actualiser son caractère universaliste en renouvelant le geste de Clément d'Alexandrie consistant à montrer aux païens qu'ils retrouveront dans le christianisme certaines des valeurs auxquelles ils sont le plus attachés.

Il y a dans l'hindouisme, le bouddhisme, le confucianisme des "vérités" morales et religieuses intégrables par le christianisme. Sans l'écarter de sa tradition, cet élargissement (qu'on nomme epectase) lui faciliterait l'accueil des peuples asiatiques. L'essence du christianisme, comme celle de l'Occident, lui permet d'englober tout ce qui est excellent dans les potentialités humaines. (*)

(*) Sur la pénétration du christianisme en Chine et le rôle actif joué dans sa propagation par des éléments parmi les plus avancés de la société (ingénieurs, médecins, hommes d'affaires, enseignants) lire God is back de John Micklethwait et Adrian Wooldrich, The Penguin Press, New York 2009.

Le rationalisme matérialiste étroit des prétendues lumières a causé l'échec de la philosophie dans sa vocation à penser la religion. A la place de la théologie philosophique (d'un Saint Thomas d'Aquin par exemple), nous avons dû nous contenter de son substitut : la théologie athée de l'Histoire. La grandeur de l'homme consistant à être un animal qui a besoin de sens, il nous fallait un monde intelligible et l'esprit prométhéen de la modernité voulait que ce monde fût maîtrisable par la science et la technique au niveau physique et par l'action politique sur le plan de l'Histoire.

Le marxisme nous offrait à cet égard une double garantie : une vision eschatologique concevant le mouvement objectif de l'Histoire comme orienté vers une fin et une science des lois de l'Histoire permettant de guider l'action politique volontaire. Cette dernière ne pouvait pas faire que le processus de gestation de l'Histoire eût un autre aboutissement mais seulement l'abréger et soulager les douleurs de l'enfantement. Bref, l'homme qui s'était fait lui-même par le travail (Engels) continuerait â être maître de son destin et, à condition de bien se prosterner devant les nouvelles idoles de l'Histoire, de la Modernité, du Progrès, recevrait une promesse de salut éternel : le paradis communiste.

En face, le libéralisme avait en commun avec le marxisme l'économisme productiviste (l'idéologie du développement), la croyance au progrès et 1'exaltation de la modernité ; trois piliers du discours apologétique de l'ordre établi. La seule différence portait sur le changement social. Les capitalistes n'en veulent pas (on les comprend). En annonçant "la fin de l'histoire", Francis Fukuyama s'est exprimé en fidèle porte-parole de la classe dominante qui bouleverse constamment les rapports sociaux (par exemple le mariage, la filiation), à l'exception de ceux sur lesquels sont assis ses privilèges. Le conservatisme obtus de cette classe est néanmoins voué à l'échec.

Les illusions sur les bienfaits du productivisme se dissipent malgré tous les efforts pour les perpétuer. En Angleterre, une commission gouvernementale a mis au point des plans pour une "économie à niveau constant" (steady state) prévoyant d'interdire la publicité à la télévision pour réduire le consumérisme. En Allemagne un best seller propose la "prospérité sans croissance". Sur l'objectif de sauver la planète, il semblerait que tous les peuples du monde aient un intérêt commun. Mais dès qu'il s'agit de partager le fardeau, il n'en va plus de même, Si nous voulons préserver le monde pour nos enfants il nous faut payer un prix dans l'immédiat.

Par leur égoïsme, les dirigeants de certains pays à savoir la Chine, les États-Unis et les pays émergents se rendent coupables d'un crime contre l'humanité en comparaison duquel les crimes commis au siècle précédent font figure de vétilles. En conséquence de quoi, les guerres écologiques ne sont pas loin. On se battra pour les terres et les mers, pour le ciel et les forêts, pour l'eau douce et l'atmosphère, pour sauver les abeilles, les lémuriens, les poissons et finalement tout simplement les hommes. J'ai la faiblesse de croire en des valeurs, telles que la Création dont nous avons reçu la garde, supérieures aux valeurs en bourse et même à la vie d'individus éphémères.

L'égalitarisme, dont l'emprise idéologique est très forte, pourrait
aggraver la dégradation écologique de la planète, Dès 2005, les émissions de CO2 des pays en voie de développement ont dépassé celles des pays développés et l'écart augmente rapidement parce que les pays riches font des sacrifices pour ne pas accroître leurs émissions et y sont parvenus depuis plus de vingt ans alors que les émissions des autres n'arrêtent pas de monter. Or ces pays sont également responsables de l'explosion démographique.

D'ores et déjà pour assurer à l'humanité son mode de vie actuel, il faudrait près d'une planète et demie. L'empreinte écologique par habitant (la superficie nécessaire à ses besoins) augmente de presque un quart tous les dix ans. En même temps, selon Nicholas Stern, le changement climatique pourrait coûter jusqu'à 20% par an de la richesse mondiale. Pour éviter la catastrophe, il faut regarder en face ces antagonismes au lieu de permettre au "politiquement correct" d'imposer ses tabous et interdits. Le secrétaire général de l'ONU n'exagérait nullement lorsqu'il s'est écrié "notre pied est bloqué sur l'accélérateur et nous nous dirigeons tout droit vers l'abîme". (*)

(*) Sur ce point il y a une singulière convergence entre athées d'extrême gauche et athées d'extrême droite. Alain Badiou a déclaré qu'il ne fallait "pas se laisser distraire [...] par les diversions millénaristes, dont la principale aujourd'hui est l'écologie (cf. l'interview accordée à Pierre Gaultier parue sur le site Internet "Le grand Soir"). Pour le Front National, le "réchauffement climatique est une imposture mondialiste !" (cf. Droite ligne n° 2, avril 2010).

Comme nous l'avons vu la philosophie politique grecque suppose que la raison puisse, par elle-même, déterminer ce qu'est la justice et, plus généralement, les fins ultimes de l'homme et de la cité.Héritier des classiques, Léo Strauss le pense aussi. En revanche, pour les modernes depuis Max Weber (et déjà depuis Kant), les jugements de valeurs ne peuvent s'appuyer sur la raison et celle-ci est inapte à trancher les conflits qui les opposent. Or pour autant que l'homme d'État admette le principe selon lequel sa fin est le bien commun, il est obligé de prononcer des jugements de valeur et de fonder sur eux ses choix et décisions. Il en va de même pour ses adversaires quand ils le critiquent.

L'argumentation de Léo Strauss montre qu'il ne peut y avoir de science dont la rigueur s'établirait sur l'élimination des jugements de valeur, une science wertfrei, comme le voulait Max Weber. Mais de ce que les jugements de valeur sont nécessaires, il ne s'en suit pas que la philosophie politique soit en mesure de les fonder pas plus qu'elle ne peut se fonder elle-même. Aucune théorie ne le peut. C'est sans doute pour cette raison qu'Alvin Johnson a émis la thèse que cite en l'approuvant Eric Voegelin selon laquelle "ce n'est qu'à travers la religion qu'un ordre social est possible". (*)

(*) Faith and Political Philosophy. The Correspondence between Leo Strauss and Eric Voegelin, University of Missouri Press, Columbia and London, 2004, p. 36.

Quand le même Voegelin met sa foi entre parenthèses, il lui faut chercher un autre fondement à la philosophie politique qu'il fait alors "reposer sur une théorie de la nature humaine" (*)

(*) Ibid, p. 99.

En lui-même, ce fondement semble faible mais il paraîtra plus solide si l'on admet que la nature humaine renvoie à la nature du Tout. On serait alors sur le terrain non de je ne sais quelle cosmologie mais d'une métaphysique théologique car la nature du Tout est sous-tendue par la Raison immanente à la Création, autre nom du Logos. Le problème métaphysique par excellence porte sur les fondements de toute pensée y compris de la métaphysique. Cela revient à dire que la pensée s'interroge sur sa propre garantie. Ou encore que son questionnement a pour objet le meta- de toute méditation théorétique. Or aucun objet de savoir ne contient sa propre garantie. L'invitation à prouver sa preuve est aporétique. Cela vaut pour la religion mais également pour la science la plus dure qui est nécessairement hypothético-déductive et dont les hypothèses ne sont jamais vérifiées mais seulement(le cas échéant) infirmées (falsifiées pour reprendre l'anglicisme poppérien).

On se souvient de ce que j'ai dit plus haut concernant les quatre types de vérités chez Badiou. En politique mais aussi en art, en amour et même en sciences, ces vérités peuvent se heurter à des mécréants. La discussion avec eux relève de la philosophie dans son aspiration encyclopédique. Le peintre, le physicien, l'amoureux ou le militant politique n'ont pas besoin du philosophe pour savoir ce qu'ils font, mais dès que des objections fondamentales sont soulevées au sujet des vérités apparues dans leurs domaines respectifs la discussion de ces objections requiert le recours à un métalangage fourni, dans un premier temps, par la philosophie.

Le métalangage est un langage formalisé qui décide de la vérité des propositions du langage objet. La description de ce métalangage exige un métalangage d'un ordre supérieur et ainsi de suite à l'infini. On est placé alors devant l'alternative suivante : ou bien on admet qu'il n'y a pas de métalangage (ultime) ou bien on en adopte un généralement fourni par la révélation. Ce métalangage est nécessaire à la cohérence de tout discours. Sur ce point, Jean-Claude Milner a prononcé une parole définitive :

"A supposer qu'on ne croie pas au métalangage [ultime], qu'on ne construise pas l'énoncé suprême d'un Dieu ou d'une harmonie [au sens des religions orientales, par exemple le Tao], rien n'assure personne que le Chaos n'existe pas, sinon que
nul ne puisse le penser" (*).

Il y a là une dure injonction à l'adresse des athées comme Onfray ou Badiou : "soyez conséquents, taisez-vous !"

(*) Cf. Jean-Claude Milner : op. cit., p. 62.

Kostas Mavrakis


Article dans "Qu'est-ce que la métaphysique ?" Édition de l'Harmattan.












     

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                          Cause première par Thomas  (2011-10-10 09:41:43)
                               Cher Thomas, par Halleluia  (2011-10-11 19:48:14)
                                  Adam premier homme par Meneau  (2011-10-11 22:28:51)
                                      Avant Adam premier homme ? par Halleluia  (2011-10-12 00:03:26)
                                          Danger pour la foi par Thomas  (2011-10-12 09:28:24)
                                              Ah bon ? par Halleluia  (2011-10-12 16:25:18)
                                                  Ah bon ? par Thomas  (2011-10-12 17:34:05)
                                          Oui... et comment donc ? par Meneau  (2011-10-12 16:36:00)
                                              Pie XII ? par N.M.  (2011-10-12 17:29:07)
                                                  Nous sommes d'accord par Meneau  (2011-10-12 20:50:18)
                                                      Pie XII était très sage par PEB  (2011-10-12 22:07:14)
                                                      Certes par N.M.  (2011-10-13 09:57:21)
                                                          Oui, connu par Meneau  (2011-10-13 14:16:52)
                                  Réponses par Thomas  (2011-10-12 09:01:19)
                                      Thomas l'a dit bien mieux que je ne l'aurait fait par PEB  (2011-10-12 11:36:36)
                                          Quelques erreurs par Vincent F  (2011-10-13 18:47:57)
                                              Galilée par Thomas  (2011-10-15 08:36:50)
                          Voilà une vidéo scientifique très intéressante par Halleluia  (2011-10-18 15:21:06)
                  Pas nécessairement par Anton  (2011-10-09 12:31:46)
              Eh bé dis donc! par Castille  (2011-10-09 11:55:28)
                  Ben oui par Thomas  (2011-10-09 12:09:10)
                      Au temps pour moi! par Castille  (2011-10-09 12:17:42)
                          Hélas par Thomas  (2011-10-09 12:28:29)
                              Il n'en reste pas moins par Castille  (2011-10-09 13:08:10)
                                  L’homme existe, Je l’ai rencontré ! par PEB  (2011-10-09 17:28:33)
                                      Ainsi il s'agit de la même nature de prière? Sidérant? par Castille  (2011-10-09 21:26:15)
                                          Je crois que le Bon Dieu est sérieux par PEB  (2011-10-09 22:27:33)
                                              En fait ça lasserait plutôt. Ca n'aide pas à croire. par Castille  (2011-10-10 08:44:26)
                                                  Bien dit chère Castille ! par Halleluia  (2011-10-14 19:15:48)
                                              Dangereuse formulation par Thomas  (2011-10-10 10:14:31)
                                                  En effet, c'est à comprendre dans l'ordre du Salut par PEB  (2011-10-10 19:37:52)
                                                      Les mains caleuses de Saint Joseph? par Castille  (2011-10-10 20:55:58)
                                                          Bien oui! par PEB  (2011-10-10 23:54:51)
                                                  J'approuve ici Thomas.. par Castille  (2011-10-10 21:15:10)
                                  Dresser l'oreille ? par Thomas  (2011-10-10 09:59:36)
                              Merci Thomas par PEB  (2011-10-09 16:38:12)


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