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Pierre-Jakez Hélias, Le cheval d'orgueil (fin) Imprimer
Auteur : Cristo
Sujet : Pierre-Jakez Hélias, Le cheval d'orgueil (fin)
Date : 2009-11-25 09:04:25



Pierre-Jakez Hélias, Le cheval d'orgueil – Mémoires d'un Breton du pays bigouden, Plon, coll. Terre humaine, 1975, 574 pages

p. 529 :
« Le breton et la foi sont frère et soeur en Bretagne. Sans le breton, pas de Bretagne. Le moins que l'on puisse dire est que la foi ne pourrait plus soulever des montagnes. Naguère encore, un naguère déjà historique, parmi les jours marquants de ma paroisse, il y avait cuex où un enfant du pays, passé au séminaire pour le grand honneur de ses parents, disait sa première messe en grande pompe. Les séminaires sont mis en vente pour manque de clercs. Il n'y a plus de vocation parce que le terreau des vocations a été délavé par trop d'orages. Il y a beau temps que le recteur ne dirige plus grand-chose s'il expédie encore les affaires courantes que sont les baptêmes, les mariages et les enterrements. Et s'il vient à manquer, s'il doit se partager entre plusieurs paroisses, les consciences chrétiennes ne sont pas troublées par cet état de choses depuis que la soutane et la barrette sont allées au chiffonnier avec la cornette des soeurs. Dans l'église de Saint-Faron et de Saint-Fiacre, la chaire à prêcher où tonnèrent nos prêtres et nos missionnaires sur des générations de pécheurs humiliés a été dérochée de son pilier, laissant sur le granit des cicatrices blanches. Les grands anges de l'autel ont pris leur envol pour on ne sait quel empyrée. Et il me semble bien que saint Eloi a fini par referrer son cheval pour chevaucher vers d'autres fortunes. Le grand pardon de Penhors tient toujours, la maison de Mme Marie est en bon état sous le regard d'opulentes villégiatures, mais combien d'autres chapelles se meurent d'abandon, se résignent à l'écroulement dès la première brèche de leur toit ! Et les fidèles regardent le désastre avec les yeux de l'indifférence. Ils ont bien d'autres soucis. Et, comme dit Per G... : qu'importe la coquille de l'oeuf quand il n'y a plus ni de jaune ni de blanc dedans ! Per G... parle un peu comme ce moine auprès duquel je m'inquiète du danger couru par certains livres précieux, uniques, qu'il laisse à la disposition de qui veut les voir. Vous n'avez pas peur qu'ils disparaissent, mon père ? - Quelle importance ? Nous en avons une photocopie.

Ils ont peut-être raison tous les deux. Les oeuvres d'art ne valent peut-être que par l'esprit qui les a fait naitre. Otez l'esprit ou que l'esprit s'en aille et la lettre est morte.

C'est comme la chasse aux vieux saints qui s'est ouverte en Bretagne depuis dix ans. Une chasse organisée, semble-t-il, et sans commune mesure avec les menus chapardages que nous avons connus depuis le début du siècle. Les statues de bois et de pierre sont subtilisées dans les chemins déserts, abattues des calvaires, dénichées au firet dans les chapelles. Et elles aboutissent toujours dans une gibecière qui est un coffre de voiture. Est-ce pour servir de trophées sur les murs d'amateurs indélicats ou pour être vendues au marché noir ?
(...)

Avec l'autorité de ses quatre-vingt-dix ans, Marie-Corentine me souffle à l'oreille :
Et si les saints s'en allaient tout seuls ! Ce ne serait pas étonnant. On ne sait plus à quoi ils servent. On ne connaît même plus leurs noms. On passe devant eux sans les saluer. Il y en a un, pas loin d'ici, qui a quitté sa niche il y a quatre ans. Et personne, vous entendez, personne ne s'en est aperçu.
Sauf vous-même, Marie-Corentine.

Oh, moi, j'allais lui porter des fleurs quelquefois dans une boîte en fer blanc. Celui-là m'avait délié la langue à mon âge de cinq ans. Sans lui j'aurais été muette, moi qui aime tant parler.
(...)

L'immense musée religieux de plein air que constitue la Bretagne s'appauvrit tous les jours par mutilations, accaparements, vols, dégradations naturelles sans que l'ensemble des fidèles s'en soucie autrement que pour constater, en les déplorant du bout du lèvre, les changements qui interviennent dans la vie courante. Certains prêtres les ont d'ailleurs habitués à voir reléguer les vieux saints à la sacristie, sinon dans la chambre des cloches. Et d'autres vendent les vieilles images pour aider à installer le chauffage central dans l'église. Pourquoi serait-on plus pastoral que le pasteur ? Le temps est peut-être venu de jeter au bûcher les idoles, de remplacer les saints guérisseurs par la seule Notre-Dame de la Sécurité Sociale. Le peuple n'a pas attendu le poète pour savoir que les civilisations sont mortelles, que les saints vont en enfer et que les dieux eux-mêmes meurent en même temps que leurs zélateurs. Ce n'est pas à lui que viendrait l'idée saugrenue de faire des musées.
(...)

Ils sont tous étonnés du nombre de changements qu'ils ont vus au cours de leur longue existence. Si nos parents pouvaient être là, disent-ils, la langue leur tomberait dans la main.
(...)

Les femmes surtout ont accusé durement le coup quand on s'est mis à dire la messe en français vulgaire. L'Eglise doit avoir ses raisons, bien sûr, sans doute même a-t-elle raison tout court, mais le breton et la foi ne sont-ils plus frère et soeur ? Pourquoi les sépare-t-on l'un de l'autre ? Lequel a démérité ? Et comment fera désormais Dieu le Père pour reconnaître la prière des Bretons au milieu des marées d'oraisons qui s'élèvent vers son trône ? Et comment prier convenablement dans une langue que l'on commence seulement à connaître, dont on use encore avec maladresse ? (...) Le prêtre lui-même, l'intercesseur, n'est pas à son aise avec ce français qui est plutôt l'apanage des Rouges que celui des Blancs. Ainsi les Rouges ont gagné. Il y a des Rouges dans l'Eglise, dit-on. Bientôt, on ira à la messe comme on va à l'école. (...)

Il n'y a pas d'illusion à se faire. La trinité Bretagne-Foi-Breton a rompu son alliance ».










p. 131 :
« Le dimanche, nous devons tous aller à la grand-messe et ensuite aux vêpres. Sans faute. Il y a trois sonneries de cloches pour appeler les fidèles. A la seconde, nous devons être en place pour une rapide revue de détail par le bedeau d'abord, ensuite par celui des deux prêtres qui n'officie pas. Les fillettes des soeurs sont déjà montées dans leur tribune au fond de l'église. Défense de se retoruner vers elles. La porte nord, celle du haut du bourg, n'arrête pas de cliqueter sous la main des arrivants. Celle de la sacristie lui répond, mais non celle du porche du baptême par où entrent la plupart des femmes et qui reste ouverte jusqu'à la troisième volée. Quant à la porte du clocher, devant laquelle pendent les cordes des cloches, elle ne s'ouvre que dans les grandes occasions.
Les femmes se rangent devant les chaises du côté de l'Epître, les hommes font autant du côté de l'Evangile. Les grosses têtes sont déjà dans le choeur, armés de leurs gros paroissiens à tranches rouges. Sous le grand Christ, l'harmonium gémit deux ou trois fois pour se mettre en voix ».

p. 136 :
« Le recteur de la paroisse mérite bien son nom. Il nous mène droit et ferme. Ce n'est pas chez nous que l'on verrait, comme dans la commune voisine, des hommes jouer aux quilles si près des portes ouvertes de l'église que le bruit des coups s'entend par-dessus les respirations du Credo. C'est là-bas aussi que certains, au lieu de prendre place dans la nef, restent à fumer leur pipe et à cracher par terre en discutant de politique devant le porche. Leur recteur, furieux, appelle cet endroit « la place des chevaux gras ». Mais le chevaux n'en ont cure. Et voilà comment on risque son salut.
Il est vrai que dans certains bourgs du canton, il y a des commerçants assez oublieux de leurs devoirs pour organiser des bals à d'autres occasions que les noces. Mais, pas chez nous. Les bals sont interdits sous peine de se voir refuser les sacrements. Et lorsque, exceptionnellement, les prêtres en autorisent un, ils ne laissent pas aller la bride pour autant. Ils mettent sévèrement en garde contre les danses immodestes, les danses « ventre-à-ventre ». Les jeunes gens qui veulent aller au bal ailleurs doivent se cacher pour quitter le pays. Il y a toujours quelqu'un aux aguets pour publier leur dévergondage. Les jeunes filles, bien entendu, sont tenus encore plus serrées que les jeunes gens. »

p. 365 :
«  Un hiver avec tout ce qu'il faut, c'est une grâce de Dieu. L'homme à la bêche recommence à marcher à son pas, à respirer à son rythme. Il vit, il se sent vivre. Il pense, il se plaît à penser. Du respect rendu aux morts à la Toussaint jusqu'à la naissance du Christ, il usera les jours du mois Noir (novembre) et du mois Très-Noir (décembre) à rentrer en lui-même et à faire ses calculs tant pour son âme que pour son corps, ses terres, ses maisons, ses animaux. Et autre chose. Des contes, des histoires joyeuses, des virées au bourg et de grosses pièces blanches dans le gousset. Que le froid vienne avec le vent et la pluie, qu'importe ! A l'intérieur de l'homme, tout est chaud après la Saint-Michel. Il ne doit rien à personne. Il a « de quoi » ».



La discussion

 Pierre-Jakez Hélias, Le cheval d'orgueil (fin), de Cristo [2009-11-25 09:04:25]
      Merci, de Adso [2009-11-25 10:48:42]
      Dommage..., de yann-vanch [2009-11-25 22:09:15]