Bainville ou la raison face au chaos
Jacques Bainville a tenu pendant trente ans la rubrique « politique internationale » en première page du quotidien royaliste « L’Action française ». Il a prévu que la guerre totale serait la conséquence politique de la paix bâclée de 1918. Il est mort en 1936, avec, déjà, l’aura d’un prophète. Sans avoir pu vérifier à quel point il avait raison.
On oppose souvent Charles Maurras et Jacques Bainville, qui ont travaillé dans le même journal et pour le même mouvement dans un accord qui ne s’est jamais démenti. Il y aurait d’un côté Maurras, le Méridional trop facilement porté à l’excès, et de l’autre Bainville, parfait Parisien, homme rationnel, bannissant l’excès et qui se serait en quelque sorte trompé de porte en poussant celle du Café de Flore, en 1900, pour une rencontre qui sera décisive avec Charles Maurras, jeune maître à penser de l’Action française, un mouvement qui n’était pas encore devenu royaliste.
En réalité, ce qui caractérise Bainville, comme nous le montre Christophe Dickès dans sa belle biographie intellectuelle, c’est un scepticisme affiché vis-à-vis de toute forme de démocratie. Dans sa jeunesse, il répétait paraît-il à ses parents interloqués : « Il faut croire à trop de choses pour être républicain. » L’infaillibilité du suffrage universel lui semblait une sorte de superstition vide de sens. Où allait-il se tourner ? Très tôt, il est saisi par le goût de l’Allemagne. Ce qu’il apprécie par dessus tout chez notre voisine d’outre-Rhin, c’est l’élite aristocratique qu’elle a su entretenir. Loin de radicaliser le jeune homme, sa découverte de Maurras le vaccine contre l’idée racialiste, déjà largement inscrite dans l’air du temps en Allemagne sous Guillaume II. Très tard, alors qu’il a pris son autonomie par rapport au Maître, il lui arrivera de lui donner simplement ce titre : l’altissime.
Dickès n’hésite pas, au début du livre, à avancer l’hypothèse d’un Bainville plus maurrassien que Maurras lui-même, revenu des songes romantiques de sa première jeunesse et décidé à pratiquer, avec toute l’abnégation intellectuelle désirable, l’empirisme organisateur, cette doctrine qui se méfie des idées et qui part du fait dûment observé. Dickès montre combien, dans son métier de journaliste, Bainville sait analyser, disséquer, classer, comparer, quitte à paraître se contredire. Rien de moins dogmatique que ce maurrassien-là. Son objectif est avant tout de repérer les constantes de la politique européenne. C’est grâce à sa connaissance très précise de l’histoire de deux peuples, la France et l’Allemagne, qu’il parvient à deviner la guerre civile européenne, l’Anschluss avec l’Autriche, l’invasion de la Tchécoslovaquie et le pacte germano-soviétique. La preuve qu’il n’a pas triché ? Il meurt avant de voir ses propres pronostics se réaliser l’un après l’autre.
Christophe Dickès nous montre qu’il ne faut pas réduire ce grand esprit en le créditant seulement d’avoir redécouvert les lois de la politique étrangère de la France. En fondant la « Revue universelle » avec l’écrivain catholique Henri Massis, ce voltairien avait perçu que la crise qui culminera dans la Deuxième Guerre mondiale était une crise de civilisation. Se plaçant au-dessus des partis, en s’efforçant de ne prendre que le parti de l’intelligence, avec une sagacité stupéfiante, il va à la racine du mal qui ronge l’Europe, expliquant à ses lecteurs que « la personnalité humaine a disparu » et que « l’individu roi (qui a pris sa place) est voué au sacrifice », justement parce qu’il a voulu fonder sa royauté sur ses impulsions au lieu de construire sa personnalité. En nos temps où l’on dénonce de droite et de gauche l’ensauvagement de la société, une telle pénétration peut paraître banale. Elle marque combien dans l’idée d’un combat de civilisation, c’est bien la droite qui était en avance de plus d’un demi-siècle.
On ne saurait s’étonner du pessimisme de Bainville ni de la manière dont il déclare que la France pourrait bien mourir : « L’hypothèse extrême est que la France, qui s’est faite, peut se défaire. C’est impie, ce n’est pas absurde. Le monde est plastique. Sa figure change et passe », écrivait-il en 1924. Force est de constater que ce genre de mise en garde n’a pas pris une ride !
Christophe Dickès, en nous emmenant avec assurance, grâce à sa parfaite connaissance des textes, dans les arcanes de la politique bainvillienne, sait nous montrer la souffrance que crée, au cœur du personnage, sa lucidité : « Pourquoi si bien prévoir et pouvoir si médiocrement ?, demandait Bainville au soir de sa vie. Pour garder, au milieu de l’Enfer, la fierté d’être un homme ? » Sous la plume de son biographe, Bainville l’austère, Bainville le rationnel redevient cet homme vivant. Au-delà des idées reçues, des portraits à charge et des caricatures, Christophe Dickès réussit le tour de force d’être bainvillien avec Bainville. Un peu sans doute, toutes proportions gardées, comme le jeune Bainville sut être maurrassien avec Maurras.
Joël Prieur
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Christophe Dickès,
Jacques Bainville, les lois de la politique étrangère,
éd. Bernard Giovanangeli, 318 pp. (dont un précieux index), 28 euros port compris. Sur commande à :
Minute, 15 rue d’Estrées, 75007 Paris.